Les années- Annie Ernaux

mercredi 2 mai 2018
par  Colette PISELLA


Les années- Annie Ernaux

« Rien de ce qu’on considérait comme normal n’allait de soi. La famille, l’éducation, la prison, le travail, les vacances, la folie, la publicité, toute la réalité était soumise à examen, y compris la parole de celui qui critiquait, sommé de sonder le tréfonds de son origine, D’où tu parles, toi ? La société avait cessé de fonctionner naïvement. Acheter une voiture, noter un devoir, accoucher, tout faisait sens. …..... On était dans une lecture politique généralisée du monde. Le mot principal était « libération. » Il était accordé à chacun de parler, pourvu qu’il représente un groupe, une condition, une injustice, de parler et d’être écouté, intellectuel ou non. »

« On sortait des débats de deux heures sur la drogue, la pollution ou le racisme, dans une espèce d’ébriété avec, tout au fond de soi, le soupçon de n’avoir rien appris aux élèves...... On sautait sans fin d’interrogation en interrogation. Penser, parler, écrire, travailler, exister autrement : on estimait n’avoir rien à perdre de tout essayer.

1968 était la première année du monde. »

« Dans la façon de s’habiller, de porter un débardeur et des sabots, des pantalons pattes d’éléphant, de lire (le nouvel obs), de s’indigner (contre le nucléaire, les détergents dans la mer), d’admettre (les hippies), on se sentait ajustés à l’époque- d’où la certitude d’avoir raison en toutes circonstances. Les parents et les plus de cinquante ans étaient d’un autre temps, y compris dans leur insistance à vouloir comprendre les jeunes. Nous tenions leur avis et leurs conseils pour pure information. Et l’on ne vieillirait pas. »

« L’ordre marchand se resserrait, imposait son rythme. Les achats munis d’un code-barres passaient avec une célérité accrue du plateau roulant au chariot dans un bip discret escamotant le coût de la transaction en une seconde. Les articles de la rentrée scolaire surgissaient dans les rayons avant que les enfants ne soient encore en vacances, les jouets de Noël le lendemain de la Toussaint et les maillots de bain en février. Le temps des choses nous aspirait et nous obligeait à vivre sans arrêt avec deux mois d’avance. …..... Et on ne vieillissait pas. Rien des choses autour de nous ne durait assez pour accéder au vieillissement, elles étaient remplacées, réhabilitées à toute allure. La mémoire n’avait pas le temps de les associer à des moments de l’existence. »

« On passait au lecteur de DVD, à l’appareil photo numérique, au baladeur MP3, à l’ADSL, à l’écran plat, on n’arrêtait pas de passer. Ne plus passer, c’était accepter de vieillir. Au fur et à mesure que l’usure se marquait sur la peau, qu’elle affectait insensiblement le corps, le monde nous abreuvait de choses neuves. Notre usure et la marche du monde allaient en sens inverse. »