Philippe Claudel- l’arbre du pays Toraja

lundi 13 mars 2017
par  Colette PISELLA


Philippe Claudel- l’arbre du pays Toraja

« L’alpinisme n’est pas seulement un sport, c’est un désir de mesurer la disparité des proportions, celles de l’espace comme celles du temps. L’homme qui grimpe se confronte à des éléments à l’aune desquels sa taille et sa durée dans le monde représentent une quantité négligeable......Là-bas, là-haut, nous ne sommes rien et les efforts que nous produisons pour nous donner l’illusion que pendant un bref instant nous sommes maîtres du lieu, sous prétexte que nous sommes parvenus à tracer une voie et atteindre un sommet, laissent indifférents les masses considérables de glace et de pierre parmi lesquelles nos corps souffrent, nos doigts s’écorchent, nos lèvres se craquellent et nos yeux brûlent. L’alpinisme est une leçon rugueuse de philosophie. Mais il y a aussi le sentiment qui étreint celui qui arrive enfin en haut de la voie qu’il a tracée, et contemple à ses pieds le monde d’où il vient et vers lequel très vite il lui faudra redescendre, une joie qui ne comporte aucune paille, aucun défaut. Il m’a toujours semblé qu’en ces territoires, à proprement parler inhumains, pouvaient s’éprouver au plus haut degré les sentiments humains qui portent et justifient nos vies, débarrassées miraculeusement des grossières souillures dont le monde les charge. »

« Nous autres vivants sommes emplis par les rumeurs de nos fantômes. Notre chair et la matière de notre âme résultent de combinaisons moléculaires et du tissage complexe de mots, d’images, de sensations, d’instants, d’odeurs, de scènes liées à celles et ceux que notre existence nous a fait côtoyer de façon passagère ou durable. Poursuivre sa vie quand autour de soi s’effacent les figures et les présences revient à redéfinir constamment un ordre que le chaos de la mort bouleverse à chaque phase du jeu. Vivre, en quelque sorte, c’est savoir survivre et recomposer. »

« Je sais que nous devons vraiment d’être ce que nous sommes à nos parents certes, à des maîtres d’école, des professeurs peut-être, mais je suis persuadé que nous devons beaucoup dans notre construction intime et affectives aux artistes, qu’ils soient morts ou vivants d’ailleurs, et aux œuvres qu’ils ont produites et qui demeurent, malgré leur effacement, malgré le temps qui supprime les sourires, les visages et les corps. »

« En soulevant le vasistas, je pouvais au prix d’une petite acrobatie me hisser sur le toit, les soirs d’été. J’ai fumé là mes premières cigarettes en rêvant d’escalades. Je regardais le ciel. J’écoutais le chant des grenouilles qui montait d’une mare située en contrebas des jardins que cultivaient mes parents. Ma vie future me paraissait aussi étendue que la voie lactée, chaque point lumineux figurant une journée de cette vie, les plus brillants témoignant des plus intenses et des plus inattendus des jours à venir....J’étais heureux. J’attendais que tout commence. »

« Notre vie n’est en rien une figure linéaire. Elle ressemble plutôt à l’unique exemplaire d’un livre, pour certains d’entre nous composé de quelque pages seulement, propres et lisses, recouvertes d’une écriture sage et appliquée, pour d’autres d’un nombre beaucoup plus important de feuillets, certains déchirés, d’autres plus ou moins raturés, pleins de reprises et de repentirs. Chaque page correspond à un moment de notre existence et surtout à celle ou celui que nous avons été à ce moment-là, et que nous ne sommes plus, et que nous regardons, si jamais nous prend l’envie ou la nécessité de feuilleter le livre, comme un être tout à la fois étranger et paradoxalement étrangement proche. »


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