Marie Cardinal- Au pays de mes racines

jeudi 16 octobre 2014
par  Colette PISELLA


Marie Cardinal – Au pays de mes racines

« Le soir vient, il fait moins chaud, on a arrosé, c’est une délivrance. Une chaise devant la porte, sur la terre battue où des fourmis couraillent, le ciel est rose. Je suis la chaise, le seuil, la fourmi. Pas un grain de ce sol que je ne connaisse, dont l’apparence ne soit depuis longtemps dépassée à force d’être proche et familière et n’indique autre chose : l’heure, le temps qu’il a fait, la saison.... Pas une ombre, pas un bruit, pas un souffle qui ne me signifie la durée infinie et la pérennité de mon être là, à cette place, où chaque élément est indispensable au moment et où je suis indispensable à chaque élément. »

« Mes racines flottent, elles manquent de terre, elles ne pourront longtemps encore rester branche ou rameau. Besoin de mottes, besoin du sol, besoin de ce compact, pour que des ailes repoussent à mes désirs. »

« Dans mon enfance, il n’était pas question d’impressions ni de moments, j’étais, c’était tout. Et le fait d’être se liait totalement au lieu où je me tenais. Désir forcené de retrouver cette personne que j’ai été, que je dois être encore. Depuis trop longtemps, j’ai perdu la connivence avec un espace, la complicité avec un rythme naturel, la compréhension parfaite des signes, colorés, odorants, bruyants. Ici, je me perds, je m’effiloche, je me dilue, je suis une décalcomanie. »

« J’aimais passionnément regarder les fourmis. Elles agissaient exactement selon les codes de ma morale et de ma religion : « ne perds pas ton temps », « ne sois pas avare de ta force », « finis ce qu’il y a dans ton assiette », « pense aux autres », « si tu ne fais pas ça pour toi, fais-le pour ta famille », « aide les plus faibles », « ne reste pas vautrée dans ton lit ». C’est probablement pour ça que les fourmis me fascinaient et qu’en même temps elles m’agaçaient. Je n’avais pas envie d’être une fourmi. D’abord, elles étaient méchantes. Elles piquaient, les garces ! »

« Les raisons pour lesquelles je suis venue je ne les connais pas vraiment et je ne suis pas inquiète de les connaître. J’en imagine certaines, j’en suppose d’autres et j’admets qu’il y en a encore d’autres que je ne sais pas et que je ne saurai jamais. Cela ne me dérange pas. Y’en a marre des « raisons », elles tuent, elles étouffent, elles ferment. Les savoirs ne sont intéressants que parce qu’ils sont incomplets, en constant devenir. Ce n’est pas que je renâcle devant la difficulté mais je pense que jamais aucun humain n’analysera ça : le génie et la richesse du Rien, et c’est tant mieux. Ma présence ici n’a aucun sens et pourtant, nulle part ailleurs dans le monde, elle n’a autant de sens. Je suis exactement comme ce palmier sur ma droite : fort, trapu, feuillu, écailleux. Il est bien là où il est, je ne l’imaginerai pas ailleurs . »


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