Danièle Sallenave

jeudi 29 juillet 2010
par  Colette PISELLA

 

Danièle Sallenave : le principe de ruine
 
Où qu’on soit, on est au cœur des choses ; il suffit de se taire, et d’ouvrir les yeux – ou parfois de les fermer.
Hommes menacés, fragiles, exposés, mais non plus mortels que nous : notre condition est la même. Mais, quand nous les regardons, toutes nos protections et notre folle confiance volent en éclats.
 Ce que je pressens, ce dont je pressens la venue, et qui m’attire horriblement, ce n’est pas la mort ; ce sont ses abords, c’est la vie à sa frontière, la fion d’exister, la perte de soi, la dissolution. Je me trouve alors immobilisée dans une prise intenable entre deux mondes, sur une mince paroi entre deux océans de Rien.
Pour qui a séjourné en Inde, quelque chose cependant a eu lieu, qu’il n’oubliera plus. Il lui a été donné de se voir soi-même, sa culture, son univers comme un puzzle. Toutes ses pièces disjointes et recomposées autrement, comme prises dans sa main, puis jetées en l’air par une Grande Mère … Non ; par un jeune dieu joueur.
L ’Inde n’est–elle pas une anticipation accomplie de ce qui va bientôt être la figure unifiée du globe ? Car bientôt nous serons soumis à deux causes extrêmes de désordre, de violence, de ruine : les effets anarchiques de l’industrialisation et le déferlement des pauvres. C’est ainsi que notre monde s’unifiera et tel sera son principe d’unification, la violence, la pollution et la pauvreté. Notre avenir est là dans ce côtoiement mortel entre l’extrême technique et l’extrême survivance du passé, entre l’extrême richesse et l’extrême pauvreté ; L’excès de développement entraîne l’impossibilité que tous puissent se régler sur le même modèle ; accroît les tensions ; creuse le fossé ; multiplie les distinctions entre riches et pauvres.
A propos de Calcutta, Danièle Sallenave énonce « Le principe de ruine » : la ville où vit l’homme pauvre n’est pas une ville ; l’homme pauvre ne vit pas dans une ville : il survit dans ses ruines.
La ruine dont je parle n’est pas de l’espèce noble, de l’espèce antique consolante. Elle ronge les villes où vivent les hommes pauvres. Réfugiés ou déplacés, comme à Varsovie derrière le mur du ghetto, fuyant la guerre ou fuyant les massacres ou fuyant la misère, les hommes font alors des villes un usage pour lequel elles n’étaient pas faites. Les villes sont faites pour l’échange, ils n’ont rien à échanger ; pour le travail : il n’y en a pas pour eux ; pour les affaires et la politique : il n’y a pas d’affaires ni de politique pour ceux qui n’ont rien.
Une ville est une antinature, et c’est en cela qu’elle est humaine. Elle substitue des voies droites aux chemins tortueux ; la pierre à la terre ; coupe les arbres ou les fait pousser au cordeau ; enserre les eaux dans le droit canal aux rives taillées et, suprême beauté, en s’éclairant elle-même, elle rend la lune et les étoiles à leur horreur sidérale, à leur solitude muette.
Mais à Mexico, à Calcutta ? Là où les pauvres se rassemblent, peut-on dire que l’homme s’assemble ? Qu’a-t-il choisi ? Est-ce encore une cité ?
Le dépaysement, la distance, la perte de mes repères une vision catastrophiste de la modernité ont eu sur moi un effet que je ne prévoyais pas, et dont personne ne m’avait parlé : j’ai complètement perdu le sens du temps.

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